mardi 3 janvier 2012

Sur Léo Delibes et Jules Massenet




 Dans ses Souvenirs de 60 ans de vie musicale, Paul Rougnon peint ses contemporains, les compositeurs Léo Delibes et Jules Massenet.

"Je me souviens d'une circonstance qui me permit de connaître Léo Delibes, alors que j'étais encore jeune élève du Conservatoire.
Une grande soirée était en préparation au cercle Volney (Union artistique) pour laquelle un membre de ce cercle, Jules Costé, avait composé la musique d'une opérette intitulée : les Charbonniers. Léo Delibes, également membre du cercle, avait accepté de diriger les répétitions de ce petit ouvrage. Il avait demandé à Édouard Batiste, professeur au Conservatoire et qui était mon maître, un jeune pianiste pour venir accompagner ces répétitions. Édouard Batiste voulut bien m'adresser à Léo Delibes, lequel était son parent. J'éprouvais une vraie joie de faire ces répétitions, tant Léo Delibes était plein de bienveillants égards pour moi, qui n'étais encore qu'un modeste lauréat du Conservatoire. Ces répétitions étaient un long éclat de rire, grâce à l'entrain épanoui de l'auteur de Sylvia et de Lackmé et aussi des autres membres du cercle, tous artistes de valeur, amateurs mondains, journalistes, auteurs dramatiques, chez lesquels l'esprit débordait à pleines lèvres.
Les Charbonniers, dont le succès de fou rire au cercle Volney fut considérable, furent ensuite représentés aux Variétés.
 Depuis, je reçus toujours un sympathiques accueil auprès de Léo Delibes, et je lui en ai conservé le plus reconnaissant souvenir.

Un autre professeur de composition aimait à causer dans cette cour du Conservatoire, entouré de ses élèves et de collègues qui s'empressaient de venir le saluer. Massenet, car c'était lui, charmait tous et toutes par son regard sympathique, câlin, légèrement railleur, jamais banal et toujours animé du désir de plaire.
J'assistais un jour à une audition d'élèves chez le professeur Le Couppey. Afin de m'esquiver à l'anglaise quand je le désirerais, je m'étais placé aux dernières chaises. Un invité vint s'asseoir sur la chaise voisine de la mienne et nous échangeâmes quelques mots de conversation. Cet invité attirait mon attention sympathique en raison de sa physionomie inquiète, nerveuse, avec un teint très pâle et quelque chose de maladif. La voix était charmeuse et les
yeux avaient une vivacité d'expression extraordinaire.
Mon voisin ne fit qu'une courte apparition et, après son départ, je demandai son nom à Mme Le Couppey, qui me répondit que c'était le jeune compositeur Massenet. Ce fut la première fois que je vis l'auteur de Manon.
Depuis, je me trouvai souvent avec lui. Il voulut bien toujours me témoigner une bienveillante estime qui me fut précieuse. J'avais pour lui une très vive sympathie admirative.
Je lui avais dédié un de mes recueils de leçons de solfège à changements de clefs. (J'en ai composé comme celui-ci une vingtaine). Me rencontrant un jour au Ménestrel, où il avait un bureau de travail et de réception, il dit aimablement à M. Henri Heugel, le grand éditeur : "Ce pauvre Rougnon ! Comme je le plains d'enfouir tant de musique dans une quantité d'ouvrages, dont la clientèle ordinaire ne peut en apprécier toute la valeur !"
La vie active de Massenet était réglementée avec la plus grande régularité. Les matinées étaient consacrées au travail. Le milieu du jour appartenait à la vie mondaine et aux occupations professionnelles. Le soir, le plus ordinairement, il se couchait de bonne heure. Également de bonne heure il se levait le matin et travaillait. Il avait habitué son esprit à composer à des heures régulières. De là, je crois, provenaient certaines inégalités d'inspiration dans quelques unes de ses œuvres. L'inspiration ne se commande pas. Il faut la saisir quand elle veut bien se présenter.

Massenet possédait dans l'art d'écrire ses pensées musicales, une habileté, une aisance, une ingéniosité qui donnaient aux moindres d'entre elles la plus belle apparence en raison de leur élégant et savant entourage harmonique.
Ce maître a séduit et séduit encore de nombreux admirateurs par sa sensibilité charmeuse. Manon, Werther, Hérodiade et combien d'autres de ses œuvres ont conservé une vogue qui n'est pas près de s'éteindre.
J'avais appris qu'il était bien malade. J'étais allé aux nouvelles à son appartement de la rue de Vaugirard. Je le trouvai abîmé par la souffrance. Il voulut bien me recevoir en me disant qu'il se sentait très malade. Je ne fis qu'entrer et sortir. En me conduisant jusqu'à sa porte d'appartement, il me dit : "Rougnon, embrassons-nous, mon pauvre ami !" Quelques jours après cette dernière entrevue, le doux chantre de Manon et de Werther terminait sa vie si glorieusement remplie !"

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